CHIEN SAVANT ou LE TOUR DU MONDE D'UN TOUTOU DE PARIS
Préambule
Luc-Marie Bayle sur Wikipedia :
http://fr.wikipedia.org/wiki/Luc-Marie_Bayle
Pourquoi Luc-Marie Bayle donna le titre « le voyage de la nouvelle Incomprise » au récit de l’expédition à laquelle il participa, en Terre Adélie ?
En lisant certains ouvrages et revues de la F N F L (Force Navale de la France Libre) je remarque qu’un des navires de notre flotte « L’Incomprise« , un Torpilleur de la série 610 t, a participé aux convois Arctique durant la dernière guerre.
Un réflexe, Luc Marie Bayle aurait-il fait un rapprochement entre ce navire qui a affronté en plus des U-Boots, l’Océan Arctique, avec le Cdt Charcot sur lequel il a embarqué aux côtés du Cdt Douguet ? Aurait-il été embarqué à bord de ce navire ?
Qui mieux que le Musée National de la Marine peut me répondre, puisque je n’ai rien trouvé sur le net ?
Contact est donc pris avec Madame Souvignet, Documentaliste-iconographe, chargée des tournages Agence photographique. Je lui expose mes recherches et mon questionnement.
Madame Souvignet m’indique qu’elle est en contact avec la famille de Luc Marie Bayle et qu’elle va l’interroger.
Je reçois une réponse qui met fin à mes fantasmes, de la plume même de la fille de Luc Marie Bayle !
Et voici un extrait de sa réponse :
Le livre de mon père s’appelle « le voyage de la nouvelle Incomprise » en hommage et en référence au livre « Voyage autour du Monde de la frégate L’Incomprise » raconté et illustré par Sahib en 1876 et qui est une sorte de journal de bord plein d’humour racontant sous des dehors un peu loufoques, la vie à bord et la découverte du monde à cette époque. Mon père l’admirait beaucoup et à son retour de Terre Adélie, étant lui-même dessinateur et officier de marine il a eu envie de faire le récit de cette expédition à la manière de..
Vous êtes donc informé du pourquoi ce titre !!
Remerciements à Madame Souvignet, Documentaliste-iconographe, chargée des tournages Agence photographique du Musée National de la Marine et à Madame Véronique Bayle Ghez, fille de Luc Marie Bayle.
Il y a eu plusieurs éditions du « Voyage autour du Monde de la frégate L’Incomprise » de SAHIB
Paris, Albert Messein, 1924
Collection « Voiles », Gallimard, 1980
Léon Vanier, Paris, 1882
La Découvrance Éditions – 21/04/2008
Georges Gadioux
Le « Commandant-Charcot » a quitté Brest le 26 novembre 1948 pour faire le tour du monde.
Ancien mouilleur de filets de la Marine américaine, acheté aux États-unis par le Comité des Expéditions Polaires Françaises, ce bâtiment, armé par la Marine Nationale, a été baptisé « Commandant-Charcot » en mémoire du grand explorateur disparu en 1936 avec le « Pourquoi-Pas ? ».
Le « Commandant-Charcot » transporte les membres de l’Expédition Antarctique Française qu’il doit déposer en Terre Adélie avec tout leur matériel après avoir fait escale à Casablanca, Durban et Hobart.
Laissant l’expédition sur le continent antarctique où elle séjournera pendant une année, le « Commandant-Charcot » doit quitter la Terre Adélie avant la formation des glaces et rentrer en France vers le début de l’été par le Pacifique et le détroit de Magellan.
Il repartira dans un an pour ramener l’expédition.
Les onze membres de 1’expédition emmènent avec eux deux cents tonnes de matériel hétéroclite allant de la maison en morceaux à la cafetière à vapeur, de la sardine déshydratée au phonographe chauffant en passant par la voiture à chenilles, les skis à roulettes, les seaux à glace ou les chiens préfabriqués, expédiés tout exprès du Groenland et des îles Falkland.
Il y a à bord trente de ces chiens, monstres féroces et sympathiques.
Il y en a un trente et unième.
C’est un brave toutou de chez nous, sans race bien définie, tout en poils, on pourrait dire sans queue ni tête, un vrai chien de navire.
Il a été ramassé à la fourrière de « Ménilmuche » par les membres de l’expédition car c’est un produit hautement civilisé, qui plus, est donneur de sang universel : on suppose que ses ancêtres ont dû avoir toutes les maladies connues ou inconnues.
Il sera le sauveteur de ses congénères polaires, colosses aux pattes d’argile…
On l’appelle Goberjot, vieux souvenir maritime. L’équipage l’a adopté immédiatement. Dès son arrivée à bord, Goberjot a manifesté une joie délirante.
On voit bien qu’il n’attendait que ça.
Goberjot voit tout, entend tout. Il est partout à la fois, ses réflexes devant les choses de mer sont neufs.
Et à la tombée de la nuit, quand va dormir qui n’est de quart, il vient poser son petit museau mouillé sur mes genoux et il me raconte sa journée.
a y est cette fois on part, les essais sont terminés. Je suis content des gars de la machine qui ont mis un sacré coup de collier comme on dit chez nous. Depuis le temps qu’on démonte et qu’on remonte les pistons, les bielles et les arbres, ils connaissent tout ça par cœur et ça démarre au quart de tour. Je touche du bois, mais je crois qu’on peut dire que les avaries du mois passé, c’est du passé, mort et enterré. On a fait tourner les moteurs pendant vingt-quatre heures, entre le Toulinguet, la Parquette et le Petit Minou. (Le Petit Minou ! A-t-on idée d’appeler un phare comme ça ? Pourquoi pas le Chat Perché ?…)
Bref, on a fait tours et autres, à petite vitesse et à fond de train – dix noeuds ! On a fait des exercices de mouillage et de barre à bras. On a essayé le sifflet : on est fin prêts.
Il ne s’agit plus de perdre de temps : nous allons mettre les bouchées doubles, ravitailler en vol, brûler l’équateur, ignorer les Kerguelen, dommage, pour tâcher d’arriver là-bas avant le retour des glaces…
25 NOVEMBRE
On embarque ! on embarque, on embarque toujours. Quand il n’y en a plus, il y en a encore. De tout. Des monceaux de caisses, des grosses et des petites, des barils de toutes sortes, des en fer et des en bois, des toiles de tentes, des piquets, des pioches, des gamelles et des bidons, des skis, des traîneaux, des colis mystérieux, des explorateurs avec des bagages à main et des bagages à dos et des malles et des cantines, des valises et des sacs, des paquets, des baluchons, des paniers, des boîtes gonflées à éclater, des couffins débordants. Les mâts de charge sont sur les dents ; ils attrapent à pleins filets tout ce qui traîne sur le quai ou dans les chalands le long du bord et déversent tout cela pêle-mêle dans les cales qui sont déjà pleines, dans les coursives qui n’en peuvent plus, sur les ponts, sur le spardeck, sur le roof, sur la cheminée. N’en jetez plus ! Il en arrive toujours, du gros, du fin, du bien emballé et du en vrac, du nécessaire et du superflu, le bateau s’enfonce, gémit, grince, s’ébroue, prend de la gîte tantôt d’un bord tantôt de l’autre, mais avale tout bon gré mal gré.
Tout cela avec ordre et méthode. Et le Commandant en second, qui de toute la journée n’a pas eu le loisir, contrairement à son habitude, de me donner une petite tape amicale sur le dos, se promène de long en large ayant l’œil à tout et jette de temps en temps par-dessus bord une planche inutilisable ou un clou rouillé, histoire de faire de la place.
26 NOVEMBRE
Jour du départ. Quelle journée ! J’en ai plein les pattes, foi de Goberjot !
Ça a recommencé, dès I’aube. On avait dû faire de la place pendant la nuit. Aujourd’hui les chiens sont arrivés à bord, les trente carnassiers polaires qui sont arrivés en camion sur le quai et que les dompteurs ont embarqués en les tenant solidement au bout d’une chaîne. A vrai dire, ils étaient plutôt abrutis par leur nuit de chemin de fer. Quelle pitié de voir ça ! On leur a préparé un chenil « maison » sous le gaillard d’avant : on dirait une prison, avec barreaux. Les cages sont séparées par des bâtis en bois et il y a des trous au plafond…
Ces Messieurs des Expéditions Polaires ont tout rallié, le météo, le photographe, le tondeur de chiens, etc… Ils ont tous leur spécialité. M. Liotard, le chef de la mission, est à bord, et M. Paul-Émile Victor, le Super-grand-Chef-Blanc, est venu l’accompagner pour souhaiter bonne chance à son équipe et donner ses dernières instructions : il me regarde avec étonnement ; bien sûr, il n’est pas habitué à voir des chiens comme moi.
Il y a aussi des familles qui sont venues là pour dire adieu, des épouses, des sœurs, des sympathisantes ; les secrétaires des Expéditions Polaires venues voir le résultat de tous leurs efforts. Elles ont bien travaillé, elles sont très émues, je les comprends…
Mais on embarque toujours ; il y a encore des monceaux de stock-fish (poisson séché pour les chiens), d’énormes poteaux de dix à douze mètres de long, pesant autant d’ânes morts, pour gréer une station de T.S.F. en Terre Adélie, des jerrycans, des fûts, des barriques… Assez assez! Le Commandant en Second n’en veut plus.
Ah, psst ! Les quartiers de viande pour les chiens… trois, quatre boeufs, pas plus…
Et, tout à coup, c’est le signal du départ ! On enlève la planche ; les remorqueurs, qui attendaient patiemment leur tour, sifflent et nous crachent dessus, je saute à bord, on largue les amarres, on attrape encore quelques petits paquets, un dernier fagot de stock-fish, une valise in extremis, un ultime poteau de douze mètres de long… on décolle du quai, mouchoirs, adieu, on nous tire hors de la Penfeld jusqu’en rade, où nous attendons, le nez sur un coffre, à faire une régulation de compas, pour partir enfin dans la nuit, sans tambours ni clairons.
28 NOVEMBRE
Deux jours que nous sommes en mer et nous y sommes déjà comme chez nous.
D’abord ça dansait pas mal. Il a fallu s’acclimater, arrimer solidement tout le matériel qui finissait miraculeusement par trouver sa place exacte mais menaçait de vous dégringoler sur la tête au moindre roulis.
Et le bateau s’y connaît : doublée d’une ménagerie, c’est une vraie roulotte c’est le cas de le dire. Ça promet.
On a sorti cet après-midi, pour les promener, les gars du gaillard d’avant : Ils faisaient là-dedans une sarabande effrénée et ça commençait à sentir le fauve de grande classe. Ils font surface, étonnés et furibonds. Les membres de I’ Expédition qui en sont chargés se sont déguisés en bouchers et munis de couteaux et de haches d’abordage leur taillent inlassablement de grands quartiers de bidoche que ces oiseaux-là vous avalent en moins de temps qu’il n’en faut pour ouvrir I’œil ! Moi je serais plutôt comme le Commandant : ça me rend végétarien.
Il y a une bonne grosse chienne avec ses trois chiots dans une caisse, ils sont nés à Chamonix trois ou quatre jours avant le départ. On se demande s’ils vont étaler ce régime, cette agitation, ce changement de climat. Heureusement je suis là et je vais te les requinquer en moins de deux avec mon sang de Parigot, c’est moi, Goberjot, qui vous le dis : j’en fais mon affaire. D’ailleurs ils grossissent a vue d’œil ces animaux-là.
30 NOVEMBRE
Les heures passent, le bateau avance, les quarts succèdent aux quarts. Demain ce sera Casablanca avant les grandes traversées. Il fait chaud et beau, malgré les météorologues : il parait qu’on est passé dans un couloir, entre dépressions et anticyclones. J’apprends des choses tous les jours et je crois, si Dieu me prête vie, que je vais devenir drôlement savant. Qu’est-ce que je vais leur casser les dents aux copains de Paname !
C’est encore Goberjot qui vous le dit !
4 DÉCEMBRE
oi, Goberjot, chien de Paris, j’ai repris hier le collier façon de parler bien entendu. Nous avons appareillé de Casablanca pour la plus longue traversée du voyage, minimum vingt-cinq jours.
L’escale de Casablanca a passé comme un maître d’hôtel dans une coursive, autant dire comme un éclair. J’ai été à terre, mais du bout des lèvres : vous comprenez, quand on va voir ce qu’on va voir, ça n’est pas des escales à gueule d’arrêt-buffet de grande banlieue qui vont nous faire pousser des oh ! et des ah !
J’ai été quand même faire un tour, histoire de pouvoir dire que je connais le Maroc.
Eh bien, maintenant que je connais le Maroc, je peux vous dire que c’est un pays qui vaut le coup ; c’est un pays qui a de l’avenir. Qu’est-ce qu’il y a comme agitation, qu’est-ce que ça grouille. Et qu’est-ce qu’on construit : partout des chantiers, des bétonnières, des échafaudages. Les immeubles sortent de terre, hauts comme à Paname, par quartiers entiers. Ça sent le rupin !
« Ouvrez, c’est la Fortune de la France », ont dit les gros bonnets de chez nous à Sa Majesté I’Empereur du Maroc. Forcement, Sa Majesté a ouvert… Savoir si Elle aurait pas refermé derrière.
Brodée là-dessus, la Médina, les bourricots, les chameaux et les charmeurs de serpents font un peu vieille dentelle et Exposition Coloniale… mais c’est la vie. Et la vie n’est pas un roman. C’est encore moins un musée.
6 DÉCEMBRE
On navigue route au Sud, brise de fond de calotte sur lac de Buttes-Chaumont. On est en face du sinistre Rio-de-Oro.
Chacun s’occupe à sa façon imaginant des travaux de longue haleine pour occuper la traversée. Moi, je dors, sous un soleil de congé payé. Il y en a qui font comme moi, d’autres qui s’agitent, chacun selon son tempérament.
On a fondé à bord une Académie, l’Université Charcot, dont le but est de faire profiter tout un chacun de l’expérience personnelle de tous ces spécialistes qui se sont donnés rendez-vous à bord. C’est passionnant ; je commence à être calé comme un théodolite et je ne manquerais pas une de leurs conférences pour un rond de saucisson. On m’a appris la différence qu’il y a entre un cumulonimbus et une manche à incendie, un cyclone et un coup de pied où je pense, une étoile et un bec de gaz…; on entre vraiment dans les détails.
Au carré, on a installé un « ouvroir » : on a mis en chantier une vaste tapisserie faite avec de vieux chiffons cousus sur une toile à voile, ça représente la prise de possession de la Terre Adélie par Dumont-d’Urville. Les ouvrières suent à grosses gouttes sur les icebergs en enfilant leurs aiguilles, et les ventilateurs font s’envoler les morceaux de banquise. Occupation rafraîchissante.
Le Météo s’obstine de prédire le temps, non pas celui qu’il fait, mais celui qu’il fera ! Comme si ça avait de l’importance. Est-ce que, quand on pile de chaud, sous un tropique, on peut se rappeler qu’il existe quelque part des cheminées et des fourneaux à marrons grillés au coin des rues ? Est-ce qu’au Pôle on pourra imaginer que l’enfer puisse être une grande marmite bouillante ?
Chacun fait son boulot, les officiers de quart font le quart, le navigateur navigue et fait des droites de hauteur, le cuistot cuisine, l’homme de barre barre et les bêtes comme moi bêtifient. Le médecin du bord fait des réussites, pendant que celui de l’expédition fait des listes, essayant de s’y reconnaître dans toute la pharmacie qu’il a emportée.
Les uns prennent des photos, n’importe quoi, une poulie, les nuages, des passagers, moi ; puis ils développent leurs pellicules avec des traces de doigts partout, mélangent savamment des tas de produits, s’enferment dans une étuve obscure pour faire des tirages et tout le monde est enfin convié à donner son avis sur ce que ça peut bien représenter.
D’autres écrivent leurs mémoires, premier tome des œuvres complètes, lavent un mouchoir, envahissent la passerelle, ravaudent leur linge, viennent nous dire bonjour, portent des caisses d’un endroit à un autre, se grattent le nez, lisent Sainte-Beuve – priez pour nous – essaient vainement de tirer de l’eau d’un robinet type Marine…
D’autres encore, n’écoutant que leur courage, se promènent sur le pont avec une carabine à la main et à répétition, ne menaçant guère, en, dehors des passagers du bord qui font place nette, que la Terre d’Afrique qui reste sagement hors de portée. Et pendant ce temps-là, le Pacha tricote.
8 DÉCEMBRE
A l’heure de la soupe de midi, nous avons longé le littoral de Dakar ; le cap Manuel, la Madeleine, Gorée. Plus que vingt jours de mer avant d’arriver à Durban. Moi, je me serais bien porté permissionnaire pour pouvoir me faire tondre et me dégourdir un peu les pattes. Je suis sûr que Boude-Bois, le charpentier du bord, qui est devenu mon ami, aurait bien aimé faire comme moi. Et les autres aussi. Mais nous sommes pressés comme de grandes coquettes : nous avons rendez-vous avec la glace.
13 DÉCEMBRE
Hier on a passé la Ligne. La vraie de vraie, la Grande Rouge des manuels de géographie, I’Équateur, quoi !
Je sentais bien qu’il y avait quelque chose dans l’air depuis quelque temps. Il y avait dans les coins des conciliabules mystérieux et les durs de durs, ceux qui l’avaient déjà passée, vous regardaient d’un œil drôlement sournois…
Les vieux gabiers préparaient des bailles et des fauberts, des pinceaux et des seaux, on faisait chauffer la colle ! on essayait les lances à incendie, ça sentait le brûlé !
Et patatras ! ça nous est tombe sur le poil comme on arrivait dans le Pot-au-Noir. Une espèce de grand diable de pilote avec l’accent de Marseille et un sextant à bouteille est descendu du nid de pie, venu de je ne sais où, et la danse a commencé. On a reçu le baptême de tous les côtés à la fois, par en dessus et par en dessous, on a été transformés en île entourée d’eau de tous côtés, on était noyés.
Mais on a eu notre revanche, nous les « Nés-Office » ! on a fait un croc-en-jambe au bon moment, aux vieux navigateurs, et ils ont tous été boire la tasse.
Avec tout ça, je n’ai même pas eu le temps de la voir, cette Ligne !
20 DÉCEMBRE
Aujourd’hui tropique du Capricorne, on les descend tous les uns après les autres. On a le soleil au zénith, droit sur la coloquinte. Pour une expédition polaire, c’est réussi. Officiers de quart et navigateurs sont sur les dents ! les sextants braqués dans toutes les directions, on ne sait plus à quel point cardinal se vouer. En moins de deux, le soleil vous est passé de l’Est à l’Ouest par le Nord ou par le Sud… allez savoir !
C’est des choses qu’il faut avoir vues, et observées.
21 DÉCEMBRE
Ça c’est un hémisphère correct. Y en a que pour nous. C’est le règne animal.
Déjà à bord, c’est une vraie ménagerie. On voyage en roulotte: c’est du grand cirque. L’autre dimanche, jour de croissants au petit déjeuner, j’ai trouvé les miens enveloppés dans un petit poème tout auréolé de taches de beurre.
Ça s’appelle : Le Réveil de la Ferme.
D’un lointain au-delà lentement je m’éveille
Encore bercé par les doux rêves de la nuit ;
J’entends la note du crapaud, toujours pareille
Et l’aboiement des chiens à l’horizon qui luit.
Et le tic-tac de la pendule à mon oreille,
La cloche du couvent qui tinte à petit bruit
Pendant que mon plafond brusquement s’ensoleille
Et que monte une odeur de beurre et de pain cuit
J’entends l’oiseau qui chante et la source qui rit.
Est-ce l’eau du moulin et sa machinerie ?
Est-ce un bruit de batteuse et le vent sur la plaine ?
Non, c’est le vent du large, et la mer, et l’asdic.
Le sourd gémissement d’une étrave qui peine,
Le « Commandant-Charcot » voguant vers l’Antarctique.
…C’est un sonnet. C’est régulier. Un peu pompier. Mais enfin il n’y a pas de doute, c’est charmant !
La mer fourmille d’animaux de toutes sortes ; des poissons-volants qui entrent par les hublots sans crier, ni gare, ni rien du tout, et tombent directement dans la poêle à frire du cuistot : c’est délicieux à croquer. Des bandes de dauphins font des cabrioles le long du bord avec un petit air de rigoler qui les rend sympathiques, des ailerons de requin rôdent en rond d’un air menaçant ; jusqu’à deux baleines qui se promenaient hier au soleil d’un pas majestueux, leur tuyau d’arrosage ouvert à bloc. Et depuis ce matin des oiseaux, des oiseaux en pagaille, de grands albatros solitaires d’abord puis des pétrels en vol de groupe, des ibiscus et des ocarinas, de vulgaires mouettes type coffre 1 à Brest, des canards sauvages, des dindons de la farce… enfin de tout, on s’y perd ; mais les scientifiques du bord ont des bouquins sur la question. Belle occasion de couper les plumes en quatre en discutant voilure et empennage.
Enfin il y a le ciel. Les animaux y règnent en maîtres : ça dépasse le Nord qui n’était pas mal servi non plus. La Baleine. Le Scorpion, le Corbeau, le Croâ-Croâ du Sud et l’Oiseau de Paradis ; et la race canine est à l’honneur, le Grand Chien, le Petit idem ; jusqu’à ma petite Mirza qui a sa niche parmi toutes ces Stars… Quand je lui raconterai ça au retour, ça va la rendre vaniteuse.
23 DÉCEMBRE
Nom d’un chien, ça va mieux, je commence seulement à être au sec. Je viens de m’essuyer une de ces tempêtes qui m’a collé le poil tout le long du corps ; j’avais I’air d’un vrai stock-fish. Foi de Goberjot je n’ai jamais vu ça. Il est vrai que je n’avais jamais rien vu.
Le Météo venait à peine d’annoncer le calme que ça s’est levé tout d’un coup, un vent de soixante kilomètres à l’heure, et du creux dans la mer, et chaque creux suivi d’une bosse, et encore, et encore, on a sauté, dansé, tangué, roulé, comme une vieille brouette sur une route de Picardie.
Les chiens dits polaires, les camarades du gaillard d’avant se sont mis à hurler à la mort en pleine nuit. C’était leur cabane qui leur tombait sur la tête, défoncée par les coups de mer. Il a fallu les évacuer vers l’arrière.
Ça promet. J’imagine ça par trente ou quarante degrés de moins.
Ça s’est tassé au bout de vingt-quatre heures, comme c’était venu.
25 DÉCEMBRE
Noël en mer. Ah! Chère Mirza, je suis loin de toi pour cette fête de famille. Nous avons réveillonné hier soir ; l’équipage avait construit un bel arbre de Noël avec l’aide de mon ami Boude-Bois, on a chanté des chansons sentimentales et autres, tout le monde a reçu du Père Noël un petit cadeau. C’était très gai, mais ça ne fait rien, on ne riait que d’une oreille.
En même temps, nous arrivions en vue de la ville du Cap et de la Montagne de la Table par un soleil couchant rose et or. A la nuit, nous avons vu sur le découpage tout bleu de la terre, les lumières s’allumer gaiement, ces bons Anglais fêtant le Christmas là comme ailleurs, là comme à Londres avec le même digne cérémonial.
C’est beau aussi la terre vue le soir, du large, c’est captivant et un peu triste, comme les fenêtres éclairées qu’on voit d’en bas dans la rue.
A minuit, nous passions le cap de Bonne-Espérance, le premier des caps.
On ne pouvait pas mieux choisir notre jour.
1er JANVIER
A la veille de ce premier jour de l’année, nous quittons Durban après avoir fait le plein partout, et en route pour le nouveau trait sur la carte, vers Hobart, Tasmanie. Ça nous a fait du bien à tous d’arrêter la danse pendant quatre jours, quatre jours pour cinquante de mer. On avait les pattes tellement raides qu’on ne savait plus marcher sur le plancher des vaches et que j’ai demandé à un tireur de pousse, dont l’accoutrement m’avait tiré l’œil, de me balader à travers la ville.
Sacrée Ville! Un port énorme, grand comme Marseille, gros rendement grâce à la guerre; des gros bateaux, des quais et des grues au kilomètre ; du commerce, du gros commerce ; des dockers zoulous, des revendeurs hindous, des acheteurs blancs, des paysans hollandais ; des mamas noires comme du cirage promenant des enfants roses et des généraux anglais en retraite ; des gens en vacances, des bancs-de-jardin-public-réservés-aux-Européens, tout un préjugé terrible et britannique ; des palmiers, des gratte-ciel, des tubes au néon, des voitures américaines, des Citroën s’il vous plait, du time is money, coca-cola, whisky and soda, armée du Salut, pale-ale et cætera…
Tout un monde qui imite nos Européens à s’y méprendre et qui ne paraît pas s’apercevoir qu’il a la tête en bas.
Mais tout ça n’est pas pour nous : perdu au bout du quai entre un monceau de caisses et des pyramides de balles de coton, notre pauvre bateau n’a distrait que peu de temps l’attention de ces businessmen. Nous avons rempli nos soutes de gas-oil. J’ai failli rester à terre au moment où on larguait, j’ai cru ma dernière heure arrivée… J’ai pu sauter à bord de justesse par un chaumard de l’arrière et j’ai fait dire au Commandant qu’on pouvait appareiller.
Ce qu’il a fait aussitôt.
A Durban, j’ai eu mon nom dans le journal avec ma photographie : vous parlez si j’étais fier !
3 JANVIER
La danse a commencé dès le premier soir en coupant le courant côtier des Aiguilles qui descend le long de la côte d’Afrique. Nous avons roulé bord sur bord toute la nuit. On se cognait partout, je ne savais plus où ne pas donner du museau. Maintenant les vents nous ont pris de l’arrière, il y a une forte houle, mais nous ne roulons plus.
6 JANVIER
Nos monstres polaires ont repris leurs promenades quotidiennes et tapageuses sur le pont. Je suis devenu méfiant avec eux. Hier ils ont failli m’avoir au tournant du cabestan : je me promenais parmi ces messieurs d’un œil innocent, les regardant avaler leur poisson fumé et lamper leur gamelle, quand brusquement, il y en a trois gros qui me sont tombés sur le râble. Ils s’étaient trompés de bifteck. Sans le cuisinier qui m’a vivement sorti de là, je n’aurais fait qu’une demi-bouchée. Avec le cuistot maintenant c’est à la vie à la mort.
A charge de revanche !
J’ai appris à les connaître depuis le départ, ces fauves. Ce n’est pas de la mauvaise graine, mais c’est des durs. D’abord il y a une espèce de caïd qu’on appelle Hobbs dont on ne peut pas approcher. Sa manière de commander est simple : il tue tout ce qu’il voit. Il mord à même ses voisins qui se mettent à pousser des cris de putois qu’on égorge ; il y a quinze jours, il a proprement étranglé pendant la nuit un de ses compagnons de cellule, ancien chef qui commençait à ruer dans les brancards devant l’arrogance de cet arriviste… Mal lui en prit. Aussi maintenant les autres filent doux devant lui.
Son règne est incontesté.
C’est lui qu’on prend en photo aux escales et qu’on présente à la presse pour qu’il ait son portrait dans le journal… Quel cabot!
A signaler encore qu’à Durban il a avalé la moitié d’une délicieuse petite anglaise, pale et blonde, qui l’admirait de trop près. L’autre moitié a été rendue à la famille avec nos excuses. Le chien était indemne et impassible.
Cette tyrannie n’empêche pas les autres de se bagarrer ferme pour la place de second. C’est humain tout ça. Et la hiérarchie redescend la ligne jusqu’à deux ou trois petits sans spé qui n’auraient jamais rien à croquer si les dompteurs n’y mettaient bon ordre : ce sont les souffre-douleur…
Il y a aussi les simulateurs ; ceux-là ont toujours faim, et pleurent et gémissent et tortillent du derrière et ronronnent, et lèchent les bottes des hommes qui s’en occupent pour resquiller un morceau par-ci par-là, quitte à vous attraper en vache par derrière.
Il y a enfin quelques malheureux infirmes qui n’ont pas supporté les changements de climat. Il a fallu achever l’un, empailler l’autre. Un troisième refusait de manger et maigrissait tous les jours: il est mort de lui-même, de vieillesse, a-t-on dit après son autopsie.
Ça en fait cinq depuis le début. Heureusement, nous allons enregistrer des naissances. Je me suis laissé dire à l’office que mademoiselle Reine allait bientôt être mère. Et même, il paraîtrait que Siss, la plus belle chienne du bord, oui, Siss, elle-même, et bien Sis et Hobbs… enfin… Et ça ne serait pas pour dans si longtemps que ça non plus !
Quant aux trois petits nés à Chamonix avant le départ, ils poussent à ravir. Ces chers enfants ont deux mois tout juste et les voila presque de ma taille. C’est indécent. Il faut les voir, ces goinfres, vous tordre une écuelle de viande crue, un kilo par tête de pipe. Trois coups de langue, I’assiette est vide, le ventre est plein d’autant ; ce qui leur donne à chacun un air de mandarin chinois et satisfait, leur bedaine traînant par terre. Ils sont contents comme ça.
Quelle éducation !
8 JANVIER
Nous avançons toujours vers le Sud et vers l’Est et nous avons toujours vent arrière. Le navigateur appelle ces vents-là les Westerlies des roaring forties, ça fait riche et mystérieux, mais c’est tellement vrai ! C’est tout bonnement du bon vent d’Ouest, avec une houle de tonnerre de chien, il vaut mieux l’avoir dans ce sens-la que dans l’autre, qu’est-ce qu’on prendrait dans les narines et dans les écubiers ?
De grands albatros nous suivent jour après jours. Ils vont et viennent par grands lacets, sans un instant de relâche, sauf pour attraper dans le sillage une pelure d’orange ou un fond de gamelle.
On a hissé les voiles, une trinquette et un tape-cul. Ça nous pousse toujours un peu ; les jours où il y a lavage de linge, on met tout ça à sécher sur les cartahus et on va encore plus vite. C’est pas pour dire, mais on a fière allure. Si par hasard un bateau passait par ici (il n’y a pas de risques) avec nos voiles, notre déballage de matériel, notre ménagerie, notre peinture jaune d’œufs, il nous prendrait, pour sûr, pour le Hollandais Volant.
10 JANVIER
On passe au Nord des Îles Kerguelen, une chouette possession française, inhabitables et mêmes inhabitées. Elles ont été aperçues un jour par un capitaine du même nom, commandant la « Fortune » qui était si content de sa découverte, qu’il revint en France dare-dare annoncer la bonne nouvelle, abandonnant sa chaloupe et le « Gros-Ventre », bateau qui naviguait sous Ses ordres, de conserve avec lui.
C’est ainsi que le Roy de France crut avoir enrichi son royaume d’une terre qu’on lui décrivit comme accueillante et fertile… ce qui valut à notre Capitaine bien de l’avancement et de repartir aussitôt pour compléter ses découvertes. Mais ceux du « Gros-Ventre » entre temps avaient pu débarquer et avaient trouvé l’endroit plutôt désertique…
11 JANVIER
Nous sommes arrivés maintenant au quarante-troisième parallèle. Nous devons le suivre jusqu’à Hobart. Nous laissons dans le Nord Saint-Paul et Amsterdam ; charmants îlots, genre Kerguelen comme climat et agrément, où des bâtiments français viennent de temps en temps pêcher la langouste. Il y en a un en ce moment-ci paraît-il, le « Cancalais », dont on était sans nouvelles depuis deux mois, à tel point qu’on le croyait perdu. Et la Marine a dépêché une de ses plus rapides unités, pas nous, nous sommes trop pressés, mais le « Tonkinois », venu tout exprès de Madagascar et il a trouve le gars tranquillement en train de pêcher. C’était seulement sa T.S.F. qui n’allait pas très bien.
La Marine est une bonne mère.
15 JANVIER
Le bord continue à s’instruire à coup de conférences et à tour de bras et j’en profite drôlement. Nous commençons à serrer de près les questions polaires. On parle beaucoup de nos illustres prédécesseurs, ce « Dumont d’Urville » qui a eu le culot de faire comme nous, voici plus de cent ans, avec son « Astrolabe » et sa « Zélée », des bateaux uniquement à voiles, ne sachant même pas où ni à quoi ils s’engageaient, et qui tout d’un coup, comme çà, se met à naviguer dans des champs de glaçons serrées à ne plus pouvoir remuer le petit doigt et atterrit sur des montagnes de glace verticale.
Tout le monde à bord se demande ce que c’est que ça !
« Ça ? fait Dumont, mais c’est la Terre Adélie ! » Et c’était la Terre Adélie. C’était un gars comme on n’en fait plus.
On n’y est jamais retourné depuis, sauf un dénommé Mawson, Sir Douglas Mawson, gentilhomme australien qui séjournait pas loin dans le secteur et qui est venu faire une visite de bon voisinage en 1911 ou 12. C’est par lui qu’on sait que la Terre Adélie est toujours là et que c’est assez venteux dans le coin. J’imagine que les tuiles et les cheminées, ça doit dégringoler dans les rues. A moins qu’il n’y ait pas de tuiles ou pas de rue.
20 JANVIER
Patatras, ça gazait trop bien !
Hier soir, vers 8 heures, ça s’est mis à faire du bruit, en bas, dans la machine, du bruit insolite s’entend, et le moteur bâbord a stoppé tout net. Démontage, diagnostic, pompe à huile : engrenage en bouillie. Moteur hors de service jusqu’au prochain mouillage. On continue sur le moteur tribord, vitesse sept nœuds. Nous sommes, parait-il, à 1.000 milles de Hobart. Ça fera deux jours de retard.
Ce matin, on a stoppé un moment pour voir si on pourrait réparer en mer. Mais en moins de deux, le « Charcot » s’est mis en travers à la houle et nous avons roulé de trente-cinq degrés bord sur bord, des gros degrés, je vous prie de croire, si bien que tout s’est cassé la figure dans tous les coins du navire, les meubles, les tiroirs, les livres, les instruments de bord, les verres à dents, soixante-deux rations de pommes de terre frites… on a vite remis en route.
Brave, brave moteur tribord, chacun est suspendu à sa respiration.
22 JANVIER
Mademoiselle Reine, chienne esquimaude, est heureusement accouchée, à 5 heures 30, heure locale, et par 43 degrés de latitude Sud et 131 degrés de longitude Est, de trois garçons, Jules, César et Sébastien et de deux filles, Adèle et Clarie. La maman et les enfants se portent bien.
Le moteur tribord également.
23 JANVIER
Aucun ennui avec le moteur tribord.
24 JANVIER
Le moteur tribord n’a pas de défaillance.
25 JANVIER Idem
La Tasmanie est sortie de l’eau ce matin avec le soleil. Belles et hautes montagnes boisées. Ça sent l’eucalyptus à plein nez. C’est bon de voir la terre. Voila vingt-cinq jours que nous n’avions rien vu, pas un bateau depuis Durban, juste les fidèles albatros et depuis tout à l’heure des myriades de petites mouettes roses et grises, mignonnes à croquer, foi de Goberjot.
Nous arrivons à bon port à 7 heures du soir. La nuit tombe, les lumières de la ville s’allument devant nous ; un petit pilote dans une petite barcasse nous prend à l’abordage, un petit remorqueur s’avance. Toute petite vitesse. Petit à petit, nous arrivons. Nous mouillons. Nous accostons. Terminé pour la machine.
Ben, mes amis, quelle ribotte ! Y a du nouveau !
Malheureusement pas le nouveau qu’on nous avait promis et annoncé : ce n’est pas de jeu, les conventions n’ont pas été respectées. Nous, à bord du Commandant Charcot, on avait convenu qu’on débarquait les gars de l’expédition et leur sacré saint-frusquin en Terre Adélie. On avait tout arrangé pour ça, au fifrelin. Tout était prévu dans le moindre détail, le plan de débarquement, la mise a l’eau des embarcations, les signaux avec la terre, l’équipe de reconnaissance dont, moi Goberjot, je faisais partie naturellement, le choix de la base, l’ordre d’urgence des travaux… Les officiers chargés de l’hydrographie et des cartes m’avaient déjà promis de donner mon nom à un amer remarquable : le cap Goberjot ! Je me voyais déjà le roi de ce domaine, je m’y faisais construire une niche confortable où les chiens esquimaux n’auraient pas eu accès ; j’y recevais mes amis du bord, le cuisinier, le charpentier, je leur faisais goûter une pâtée d’honneur de phoque à l’étuvée et de pingouin rôti, je…
Mais les gars de l’expédition sont toujours là. Quant à la Terre Adélie, on a eu beau croiser sous ses fenêtres de l’air le plus engageant du monde en faisant de la séduction, ça n’a pas pris. Elle est restée drapée dans sa dignité virginale et on ne l’a même pas aperçue…
Ça n’empêche pas qu’on en a bavé et qu’on a vu des choses…
Mais il faut que je commence par le commencement.
2 FÉVRIER
Nous allons bientôt quitter Hobart pour la grande aventure. La machine est presque réparée, les gens d’ici ont été parfaits, à croire qu’ils ont envie de nous voir partir dare-dare.
Bien sûr, je blague, c’est seulement parce qu’ils ne voudraient pas nous voir arriver trop tard. Ils se sont mis en quatre pour nous fabriquer nos trois pignons en deux coups de cuiller à pot et on remonte le moteur à toute allure.
En ville, le Charcot fait sensation. Ici on est compris et nous sommes traités comme les héros doivent l’être. Les populations savent ce que c’est que le Pôle Sud et on nous comble de gentillesses. Les journaux ne parlent que de nous et de ceux qui vont vivre un an là-bas. Les chiens de l’expédition prennent de grands airs, astiquent leur collier et fourbissent leurs traîneaux. Hobbs, le caïd, trouve le moyen de faire l’intéressant en boitant ostensiblement ; et l’on radiographie Monsieur, allongé mollement sur les planches du gaillard d’avant, pour voir si la patte de Monsieur n’aurait rien de cassé.
Je t’en ficherais moi ! On ne trouve. Rien, naturellement. Ici les radiologues sont très sérieux.
3 FÉVRIER
Apprenant que nous sommes à la veille du départ, des vétérans de l’Antarctique viennent à bord pour s’enrôler : d’anciens matelots de baleiniers, le Steward du Discovery… Nous sommes déjà au complet, je ne vois pas où on pourrait les loger !
Nous profitons de ce dernier contact avec le monde civilisé pour nous promener un peu dans la nature, ne pas oublier trop vite qu’il existe quelque part des arbres, de l’herbe, des becs de gaz, des trottoirs…
5 FÉVRIER
Nous avons appareillé hier soir, descendu la rivière Derwent. Au débouché en haute mer, route au Sud, la danse commence. Il y a une grosse houle, neuf mètres de creux, un vent à décorner les escargots, je suis bien malheureux. Mes quatre pattes ne m’aident pas à me tenir debout, je me cogne dans les jambes de tout le monde, le roulis et le tangage m’envoient valser comme une toupie. Ça va mal.
10 FÉVRIER
Au soixantième degré de latitude Sud, ça s’est calmé ; et du coup, il n’y a plus un souffle de vent, pas une ride sur l’eau. Il fait frais, j’endosse un blouson ouatiné et j’enfile des bottes fourrées, tout l’équipage fait comme moi. Mais le soleil resplendit et nous marchons grand train vers le Sud. Vive l’Antarctique !
A bord, on a ouvert un bureau postal. Ces messieurs les Polaires tamponnent toute la journée à tour de bras, ils en attrapent la crampe du facteur, jamais ils n’ont été si occupés.
11 FÉVRIER
Ça va on ne peut mieux. Temps merveilleux, toujours pas de vent. Température zéro. Si tout va bien, demain à midi nous serons au mouillage. Peut-être qu’on ne va même pas rencontrer de glaces ! Ça serait dommage !
12 FÉVRIER
Eh bien ! si, on en rencontré. Hier, en fin de matinée, nous avons aperçu le premier morceau, grosse masse blanchâtre à la dérive. Tout le monde s’est précipité pour voir et pousser des « Oh ! » et des « Ah ! ». C’est un événement. Dans la soirée, la brume se lève et on détecte des icebergs au radar qui apparaissent tout près de nous comme des fantômes translucides. On ralentit pour ne pas arriver avant le jour au soixante-cinquième degré. Et à quatre heures ce matin, nous tombons sur une ligne de pack ; j’avais demandé qu’on me prévienne et je ne suis pas long à bondir sur mes pattes pour ne pas manquer le spectacle.
Devant nous s’étend un champ parsemé de glaçons de tous calibres qui ondulent avec la houle. Nous ralentissons et nous entrons dedans, empruntant les chenaux les moins encombrés sur les indications d’un officier juché dans le nid de pie. Sur l’arrière, une partie de l’équipage, armée de longues gaffes, déborde les glaces qui pourraient menacer l’hélice. Sur la passerelle, c’est un encombrement inimaginable de pieds de passagers ou d’hommes de quart, et le Commandant donnant des ordres au milieu de tout cela.
Mais ce pack n’est pas seulement un cordon à franchir. Plus ça avance… et moins ça avance. Les chenaux se rétrécissent et se raréfient. Le Charcot, qui se dirige de flaque en flaque, trouve de moins en moins d’eau devant lui. Les glaces deviennent de plus en plus grandes, de plus en plus épaisses ; de grands icebergs tabulaires de plusieurs milles de long, échoués un peu partout, sont reliés maintenant par de véritables barrières de glaces chevauchant les unes sur les autres. Et à midi, le nez sur une vraie banquise de plus de deux mètres d’épaisseur, plus une flaque d’eau en vue, le ciel tout blanc vers le Sud indiquant qu’il n’y a pas de mer libre par là, il faut faire demi-tour et ressortir.
La barrière qui nous a arrêtés aujourd’hui était orientée au Sud-est, demain on va chercher un passage plus loin dans l’Est.
13 FÉVRIER
Aujourd’hui, c’est comme hier. J’ai l’impression que nous sommes tombés sur un drôle de bec.
Au petit jour, vers trois heures, nous étions en piste dans le pack et toute la journée s’est passée à manœuvrailler dans les glaces. Un coup de nez par ici, un coup de hanche par la. Stoppez ! A droite toute! Avant cent tours… Tous les commandements y passaient à la cadence d’une mitrailleuse et le Charcot faisait son petit chemin vers le Sud.
On s’est déjà habitué à toutes ces pierres flottantes, à ces icebergs gigantesques qui jalonnent l’horizon, à ces blocs plats ou bosselés que nous évitons tant bien que mal. On a vite appris à juger de leur importance, on fait maintenant du « rentre-dedans », il n’y a plus que les gros qu’on essaie de ne pas rempailler… Et badingue !
Mais à quatre heures de l’après-midi, nous sommes encore arrêtés par une barrière infranchissable. Les officiers qui se succèdent dans le nid de pie de quart en quart ne voient plus que du blanc partout, à perte de vue, un blanc figé, muet, pétrifié, mort, qui, en même temps qu’au bout du nez, donne un peu froid dans le dos. D’après l’estime et les observations, nous sommes à 66 degrés 08 minutes Sud, à trente-cinq milles de la Terre Adélie dont on croit vaguement apercevoir les hauteurs dans le lointain…
Mais le pack serré est la, insurmontable dans cette direction-ci. Y a-t-il un passage ? Est-ce plus à gauche ? Est-ce plus à droite ?
Il fait très beau, bien qu’il y ait un vent assez fort, -5 au thermomètre, mais l’eau de mer est à -2, elle gèle. Autour de nous depuis ce matin, dans les rares flaques d’eau, de la glace nouvelle est déjà en formation.
C’est mauvais signe.
Il faut encore faire demi-tour, le vent force, il est tard et c’est à la nuit faite que le Charcot se dégage du pack dans une forte houle, gardant de la vitesse pour pouvoir manœuvrer au milieu des gros glaçons qui dansent furieusement le long de la coque.
Et les pingouins qui nous attendent ! C’est quand même vexant !
22 FÉVRIER
Jour après jour, inlassablement, nous avons cherché sans le trouver le passage vers le Sud, effectuant des sondages à toutes les longitudes, du 136e au 147e degré, passant deux fois la nuit dans le pack, lorsque le temps le permettait, pour être plus tôt à pied d’œuvre le lendemain matin.
Lorsque le mauvais temps nous empêchait d’y rester, nous nous dépackouillions, jusque très tard dans la nuit, pour reprendre le problème par un autre bout. Pendant trois jours, le vent était si violent, plus de 120 kilomètres à l’heure, qu’il devenait impossible d’entrer dans les champs de glace : nous longions alors la bordure pour surveiller la dérive du pack. Grâce au vent de Sud-est, cette dérive est forte, les chemins parcourus le matin, nous ne les retrouvons plus le soir ; des chenaux assez larges s’effacent derrière nous comme par magie blanche, les glaces remplacent les glaces. C’est un cercle infernal !
Et toujours, pour finir, nous butons contre une barrière épaisse, nous voyons l’eau de mer geler sous nos yeux, tous les jours un peu plus profondément. Et les jours raccourcissent rapidement. C’est cuit pour cette année.
Il faut partir, sinon nous risquons d’être pris au piège…
26 FÉVRIER
Nous sommes encore là, explorant tout le front des glaces, complétant la carte du pack soigneusement dressée au fur et à mesure de nos recherches. Tout s’imbrique, les derniers morceaux du puzzle trouvent leur place : cette année, il n’existe pas de passage, et l’époque ne permet plus de tenter de nous payer une voie à travers le pack serré, ni à la pioche, ni a la dynamite, ni en grattant avec les pattes. On renonce ! Je ne sais pas qui est le plus déçu à bord, du Commandant qui prend cette décision, des officiers, de l’équipage, ou des explorateurs qui ont assisté impuissants à tous nos efforts… ou de moi qu’on a laissé tomber avec mon cap Goberjot…
27 FÉVRIER
Au moins tout le monde peut maintenant juger de l’ampleur du problème. Ici ça n’est plus de la grande banlieue pour congés payés : c’est du dur. Et tout ce qu’on a vu, on n’est pas près de l’oublier. Les icebergs fabuleux n’ont plus de secrets pour nous. On en a vu de toutes les couleurs, des bleus, et des verts, des glauques avec des grottes de lumière, des jaunes passés, des calmes et des tourmentés comme de vieux châteaux forts à créneaux, et rien n’était appétissant comme toute cette confiture de lait, cette gelée pleine de noyaux et de pépins, ces bourguignons, ces cygnes, ces crêpes ces yeux de bouillon et autres spécialités culinaires de la région. Ça vous donnait des impressions de glaces à la fraise, à la vanille ou à la pistache, suivant l’éclairage jamais deux fois pareil. J’en aurais mangé !
Et par de-dessus, ou par là-dessous, des milliers d’animaux de tout poil ou plumage, des pingouins bien sûr, ridicules les pauvres mais drôlement rigolos, sérieux comme des bedeaux, des phoques vautrés sur des glaces plates comme de grosses limaces sur un pain de sucre cristallisé, des baleines qui faisaient le gros dos en poussant leur petit jet d’eau, d’innombrables oiseaux, des gris, des roses, des tendres comme du poulet, des filandreux avec de grands becs, des tachetés et des à carreaux… On s’est amarré une fois dans le pack avec des ancres à glace, histoire de ramener des phoques pour avoir un peu de viande fraîche pour nos carnassiers. Une autre fois, on a monté une expédition en doris pour attraper un pingouin. On a réussi. La bête a été cernée ; blessée d’un coup d’arquebuse, elle est venue se réfugier dans les bras d’un matelot. On en a profité pour ficeler ce fauve et le ramener à bord. Après bien des difficultés, on a réussi à l’assommer, à en faire un repas pour tout le monde, à le photographier vif et empaillé et on le rapporte pour en faire don au Muséum comme un témoin tangible de notre force et de notre souveraineté en ces lieux !
28 FÉVRIER
Aujourd’hui, faisant route à l’Est vers les îles Balleny, nous avons stoppé près d’un grand iceberg qui paraissait accessible et le Commandant a envoyé à terre les « scientistes » du bord pour faire une séance de magnétisme. Les explorateurs, avec piolets, cordes et crampons, ont pris pied sur la glace malgré la houle et ont fait de l’alpinisme après avoir installé le magnétiseur avec sa petite boussole. C’était reposant de se reposer en les voyant s’agiter sur leur glaçon.
3 MARS
Nous sommes arrivées en vue de l’île Young, la plus Nord des Balleny, à l’entrée de la Mer de Ross. Nous la longeons, puis l’île Buckle plus au Sud. Leurs sommets se perdent dans les nuages et elles plongent dans la mer en grandes falaises rocheuses encombrées de langues de glaciers et d’icebergs échoués. On prend des relèvements de tous les points remarquables pour pouvoir en dresser la carte qui n’a jamais été faite en détail. Ça serait le moment de baptiser un cap du nom de Goberjot. Mais je m’agite en vain pour essayer de me faire remarquer. On semble avoir d’autres chiens à fouetter…
Ah ! L’inconstance humaine !
A midi, nous franchissons le Cercle Polaire antarctique. Toujours pas de glaces vers le Sud. L’après-midi, on débarque sur une petite île charmante du nom de Sabrina, terre où personne n’a encore jamais porté ni la main, ni le pied. Voici enfin une jeune vierge qui daigne se donner à nous. Et avec quelle grâce. Ce n’est pas comme cette prude d’Adèle avec tous les mystères et les précautions, dont elle s’entoure !
7 MARS
Trois jours de brusque tempête nous obligent à mettre à la cape au large, mais aujourd’hui il fait beau et nous allons encore dans le Sud pour reconnaître l’île Sturge, la dernière du groupe des Balleny, la plus grande aussi, immense forteresse tout encapuchonnée de glace, terminée au Sud par un à-pic rocheux de mille mètres de haut qui surgit tout à coup de la brume au-dessus de nos têtes. 67 degrés 30, le point le plus Sud atteint par nous. Un dernier adieu à cette féerie, à ce grand jeu de lumières et de glaces, et route au Nord.
13 MARS
Nous passons la journée au mouillage de Macquarie, longue petite île verdoyante et australienne, à mi-chemin de Hobart. Le Commandant en second va à terre en reconnaissance avec le canot à moteur et au bout d’une heure je le vois revenir a bord, avec du gros gibier cette fois, quatre grands barbus qui ont l’air de s’être laissé prendre sans difficulté. Ils montent à bord d’eux-mêmes en poussant leur cri de guerre : Aodouilloudou ?
En les voyant, le Commandant imite leur cri et cela les fait rire. Ils ont l’air inoffensif. Il parait que ce sont des barbus que le gouvernement australien essaie d’acclimater dans l’île sous un prétexte scientifique quelconque. J’ai été à terre et j’ai vu les belles cabanes qu’on leur a construites. Les barbus vivent là une dizaine en compagnie de milliers de pingouins et de troupeaux d’éléphants de mer, les plus horribles monstres que j’aie jamais vus, foi de Goberjot ! Imaginez des sacs de caoutchouc d’au moins dix mètres de long, dégoulinant de graisse avec de gros yeux rouges exorbités dans des têtes de veaux géantes, baveuses et sans oreilles… indescriptibles, quoi ; avec ça apparemment plus bêtes que des oies. Ajoutez encore que ces innocents d’éléphants étaient en train de muer et que la peau leur tombait par grandes plaques noirâtres, le tout exhalant une puanteur à vous tuer les mouches à vingt kilomètres.
Le soir on a encore attrapé quelques barbus, mais le gouvernement australien interdit de les chasser, l’île étant considérée comme une réserve de gibier et pour rien au monde nous n’aurions voulu contrevenir à cette règle élémentaire de courtoisie internationale. On les a tous relâchés. Ils paraissaient très gais. Quelques-uns chantaient La Marseillaise. On avait réussi à leur faire boire quelques gouttes d’alcool. C’était drôle !
Le mauvais temps arrivé subitement nous oblige à appareiller au milieu de la nuit.
Nous sommes en route vers Hobart, nous allons revoir des fleurs et de la vraie verdure. En attendant, nous avons un temps de chien esquimaux ; ce bateau est un vrai panier à salade. C’est vrai que les routes par ici sont mal pavées. Nous voici en mer depuis plus de quarante jours, et moi, Goberjot, je puis vous dire que je rêve de me passer à l’eau douce, de renifler le plancher des vaches, de mettre de l’ordre dans mes souvenirs et de me préparer, par un repos bien gagné, à remettre ça l’année prochaine.
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