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Haraker N°3 - Août Septembre 1968

Le radeau "Deux" de la méduse

Évidemment avant, il y a eu le Titanic.....

Mais, tout comme les guerres, les catastrophes maritimes sont de plus en plus impressionnantes.

Et pourtant, tout avait bien commencé; après le recrutement de quelques volontaires d'office, nous nous retrouvons 19 solides gaillards pour entreprendre le long périple qui doit nous mener à l'île Mussel (L'île aux Moules), chambre froide où les moutons attendent.

Tout d'abord la mer est bonne, puis, au fil des heures, des creux apparaissent, l,50 m selon les uns, 10 m selon les autres. Pourtant les estomacs ne désemplissent pas; je constate que même notre vénérable dignitaire que nous avons l'honneur d'accompagner, ne lance pas ses habituelles fusées de détresse par dessus bord. Le vent souffle fort tout de même, mais Surcouf est parmi nous, sur le pont; il nous harangue sans cesse, bien abrité derrière moi, et le moral ne baisse pas dans l'équipage. Le soleil apparaît en même temps que Mussel et le navire accoste sur la côte d'agneau après une magnifique manœuvre de l'amiral.. Les bouts volent de toutes parts et s'accrochent aux rochers, impatients.

Nous débarquons; l'état-major nous fait part de son plan : deux groupes encercleront l'île, pas un n'en réchappera. Sitôt dit, sitôt fait, en quelques instants les prisonniers sont là, enfermés dans le parc. Véritablement, tout marche comme sur des roulettes ce matin.

Satisfaits nous nous accordons une pause casse-croûte sur la plage de sable fin. Les plaisanteries vont bon train. Certains recherchent même des vitamines C dans les choux de Mussel, exquise friandise qui, pour ma part, ne passe pas le gosier.

A peine les serviettes pliées la manip reprend. Nous nous lançons sans réfléchir sur les moutons, bien décidés que nous sommes à les propulser sur le navire. Malheureusement eux, les moutons, ne veulent pas monter. Et quand ils disent non, c'est non. Alors c'est un véritable combat qui s'engage, les plus grands devant, les petits derrière et moi, sur le côté, je prends des photos. Un à un, les moutons sont portés sur le navire; déjà le sang coule de la tête d'une brebis et de l'arcade d'un camarade, mais après une heure d'efforts surhumains nous avons gagné. Tout le troupeau est à bord. C'est alors que l'on entend la voix de l'amiral résonner d'un côté à l'autre de la rade et qui dit :

"Y faut les descendre, on va à Bizet, cause que la mer est trop mauvaise".

A peine le temps de réaliser et de panser les blessures, tous les hommes (même le Chef je crois) se remettent à l'ouvrage. Ils savent ce qu'ils ont à faire, les braves, puisque c'est l'inverse de la manœuvre précédente. Un nouveau corps à corps s'engage car les moutons, une fois montés, ne veulent plus redescendre, à croire qu'ils ne sont pas bêtes. Enfin ça y est, exténués nous parvenons à nos fins ; et c'est l'instant toujours un peu triste où le bateau quitte mélancolique la terre tant aimée. Le moteur tourne, adieu Mussel, nous partons! Merde, on ira pas loin, un boute est coincé dans l'hélice, impossible de la faire tourner. Légère baisse de moral chez les pionniers. On arrive tout de même à amarrer le navire, on le tire d'un côté, de l'autre, les cerveaux travaillent; tout à coup nos spécialistes de la navigation, ont un trait de génie : il s'agit simplement d'attendre la marée haute pour serrer le navire à la côte à l'aide d'un treuil, puis d'attendre la marée basse pour s'échouer et réparer, puis à nouveau la haute pour repartir. Le tout agrémenté de plusieurs tonnes de godons que nous déposerons à l'avant du bateau afin de lui faire lever le cul. C'est de la haute stratégie, mais pour ma part je cherche un moyen de survivre dans cette île déserte, et j'attaque la nuit sans la moindre lueur ... d'espoir.

La nuit, ah quelle nuit !...On se couche en marin et on se lève en héros ... Premier problèmes, partager trois banquettes et une couverture entre 16 hommes, oui 16, parce qu'on en a mis trois de quart là haut sur le pont, ça fait de la place à l'intérieur. Pas question de fermer l’œil; rapidement la tôle qui nous sert de moelleux matelas prend la température de l'eau, 2 degrés; c'est peu, très peu.

Alors, voyant cela, nos deux chti-mi entreprennent de remonter le moral à ces cadavres demi glacés. Et oui, ils parleront toute la nuit sans s'arrêter une seule minute, avec leur délicieux accent qui nous rappelle le chaud soleil de Maubeuge. Au contraire des autres, ils réagissent sans cesse, ils se serrent les coudes, ils s'enlacent même, pour être plus forts et avoir plus chaud.

A l'aube de cette nuit abrutissante, nous nous pressons vers le météo pour savoir si le temps daignera enfin nous être favorable, mais, à notre question, il répond sèchement que s'il le savait il ne ferait pas ce métier.

Malgré cela, et malgré la disparition du dernier croûton de pain, notre moral remonte en flèche car la manœuvre entreprise par nos deux grands marins pendant la nuit a réussi !

Nous lançons aussitôt sur les ondes et à travers les océans le message de victoire que le monde entier attendait, tout en demandant la mise à l'eau d'un bateau de secours car nous sommes prudents.

La troisième marée venue, nous chargeons à nouveau les moutons dans le même style que précédemment, mais plus rapidement car l'entraînement paye toujours. Dernier divertissement avant le départ, nous faisons passer les godons de l'avant à l'arrière du bateau, de manière à ce qu'ils soient secs des deux côtés. Puis nous repartons fièrement sur les mers en espérant qu'elles soient d'huile.

Traversée sans histoire, mais quel accueil, mes amis, quel accueil...

Toute la population de l'île est là. Nous sommes éblouis par les phares, abrutis par les klaxons, c'est très touchant pour les pauvres créatures épuisées que nous sommes. Trébuchants, nous prenons pied sur le quai, et là, étincelant dans sa blanche et vierge tenue, le service de santé nous attend. De justesse il ramasse le grand, le très grand Surcouf qui s'affale sur le brancard totalement à bout de résistance.

Accueil des naufragés - Photo Jean Claude Boitel

L'accueil des rescapés ...

Enfin vient le retour triomphal vers l'AGI, où nous attend, oh suprême attention, un magnifique et inoubliable feu d'artifice avec attractions diverses.

Je vous assure bien que nous, les rescapés, nous n'oublierons jamais la chaleur de cet accueil...

Quelle dépense d'énergie...


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