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Lettre de GB du 22 avril 1968

Kerguelen, lundi 22 avril 1968

Mon cher Papa,
Ma chère Maman,

La nuit dernière, des cris tels que " Galliéni ! Galliéni ! " des éclats de voix et des chansons se faisaient entendre jusqu'à 4 heures du matin. Une fois de plus, à l'arrivée du bateau, la base était comme folle. Remarquez que cela se comprend, lorsque l'on a fait 17 mois consécutifs dans ce trou. Ce matin, à 8 heures, le Galliéni a lâché un coup de sirène après avoir mouillé l'ancre. Peu de temps après, le courrier était distribué, et comme d'habitude j'ai été très gâté. Cela m'a pris pas mal de temps de lire les lettres, car je n'étais pas du tout pressé d'épuiser la joie de recevoir de vos nouvelles. Mais je laisse pour l'instant un peu décanter, et parlons des Kerguelen. Le temps est à la brouillasse, et pendant que je vous écris, de ma fenêtre, je vois les grues que chargent les chalands avec les containers du CNES. Cette fois-ci, ceux de la 18ème mission ne s'occupent pas du réembarquement du matériel, seuls ceux qui prennent le bateau s'en occupent. Pour eux, la campagne d'été a été un succès, puisque les tirs des 3 fusées se sont très bien passés.

J'ai passé les fêtes de Pâques à la base. La veille, nous avons eu une indigestion de cinéma, avec un film de cape et d'épée, et un western. Lorsque je suis arrivé, je pense que j'ai eu ainsi l'occasion de voir les plus grands navets de ma vie. Mais depuis, c'est un nouveau qui s'en occupe, et les films sont valables ; j'ai vu l'autre jour la Fille du Puisatier (de Pagnol) avec Raimu et Fernandel, que j'ai beaucoup aimé. Mais le stock n'est pas grand, et bientôt il sera de nouveau obligé de projeter des navets s'il veut passer des films que nous n'ayons pas encore vus.

Fêtes de Pâques à Port aux Français - Photo Jean Claude Boitel

Fêtes de Pâques à Port aux Français (Photo Jean Claude Boitel)

Le lendemain, il y avait un repas gastronomique ; comme entrée, il y avait un pâté fait avec les cochons de Kerguelen qui était délicieux, et présenté sur un plat sur lequel ils avaient mis une mouette empaillée, ce qui avait une belle allure. Et puis le soir il y a eu un méchoui. Le mouton de Kerguelen est délicieux, mais on en mange sans arrêt, la consommation locale ne suffisant d'ailleurs pas ; je crois qu'actuellement le troupeau se monte à 400 têtes.

Et puis après il y a un bal. Et là, nous sommes en plein western, car c'est imprévu de voir ces hommes danser entre eux, ou encore de taper du pied. A l'orchestre, les réunionnais tenaient les accordéons et des yéyés de chez nous les guitares d'accompagnement.

Pour le lendemain matin, je m'étais inscrit au concours de tir au fusil de guerre, mais j'avais trop la gueule de bois pour y participer. Et puis après la vie de tous les jours a repris.

Tir - Photo Jean Claude Boitel

Certains réunionnais préfèrent prendre leurs repas le soir chez eux. Ils tendent des collets et se font de la rougaille de lapin. D'ailleurs, ils m'invitent de temps en temps. Après avoir bu leur punch ce matin, ils m'ont invité à dîner avec eux ce soir. Cette fois-ci, je me méfierai du piment, car la première fois, j'avais voulu en mettre comme eux, et je pleurais comme une baleine, et j'avais la gueule en flamme.

A cause des manips hélicoptère, j'étais consigné sur la base ces derniers temps, aussi depuis la deuxième rotation, je suis très peu sorti de la base, aussi à part mes vues aériennes sur l'île, je n'ai pas eu l'occasion de faire d'autre ballades. Les faits divers racontent aussi qu'à Kerguelen, il y a eu dimanche une fouille générale de la base. Au cours de la campagne d'été, beaucoup de choses disparaissent ; des vêtements, un blouson de cuir, un appareil photo, des sommes d'argent. Aussi des choses plus bizarres, comme les paquets d'OMO, des cartons de boites de conserve. Aussi le disker a donné 2 jours pour que les affaires soient rendues ; passé ce délai, il y aurait une fouille avec poursuite judiciaire en cas de vol. Contre toute attente, certaines affaires ont alors été retrouvées, mais il manquait toujours l'appareil photo, qui en plus appartenait à un russe qui venait à Kerguelen pour participer à un tir de fusée. Dimanche, il y eu une chambre sur 4 de fouillée, tirée au sort. Les "Bœufs", comme on les appelle, ou encore les "Huiles", étaient du lot. C'est ainsi que certains d'entre nous ont eu leur chambre fouillée. C'est une affaire moche, mais qui ne m'étonne pas tellement, car il n'y a pas que des enfants de cœur à Kerguelen. D'ailleurs, au cours des premières missions, il y avait 2 gendarmes. Et à ce propos, il y a l'histoire de la cabane du gendarme, qui est à environ une demi-heure de marche de la base, et où justement je me trouvais pour participer à une manipulation qui consistait à larguer en différents points de la baie du Morbihan des colorants de façon à pouvoir suivre les courants.

Mais revenons à nos gendarmes. C'était un soir de souille, j'aurais même tendance à dire "simplement" un soir, car à l'époque il n'y avait à Kerguelen pour ainsi dire que des militaires et le louzou coulait à flots. Tout le monde était ivre, sauf un gendarme qui avait l'esprit à peu près lucide. Les Huiles de l'époque, voyant que la soirée dégénérait, demandèrent au gendarme de dresser un procès-verbal ; mais celui-ci refusa, devant une telle pagaille ; les Huiles enfilèrent alors la veste et posèrent le képi sur la tête du deuxième gendarme qui se trouvait à moitié dévêtu et ivre mort dans un coin des bâtiments, et lui enjoignirent de dresser un procès-verbal. Voyant ceci, le gendarme qui avait gardé ses esprits décréta qu'ils étaient tous fous et alla terminer la mission dans la cabane que l'on appelle maintenant la " cabane du gendarme ".

Mardi matin

Bonne nouvelle pour ceux qui partent ; l'embarquement s'est fait beaucoup plus vite que prévu, car la mer est tout à fait calme ; mais je pensais que j'avais encore trois jours pour écrire alors que le bateau peut lever l'ancre ce soir. Aussi abrégerai-je un peu cette lettre, quitte à la continuer cet après-midi si le bateau ne part pas.

C'est bien vrai, ce que tu dis, ma chère maman, et j'en ai parfois gros sur le cœur d'être aussi loin de vous. L'abondant courrier est bien arrivé ; le vase que vous m'avez envoyé est très beau ; il est intact. Les immortelles ont un peu fait jaser, on prétendait que je leur avais caché que j'avais une fiancée. D'ailleurs ici, presque tous ont une fiancée. Je me demande bien ce qu'ils viennent faire ici, abandonnant leur belle pour gagner un peu d'argent ?

Je continue à pratiquer l'anglais, mais je crois que je n'aurai pas l'occasion de le parler ici.

Bénédicte m'a écrit une lettre pour me dire que les manips hélico avaient été bien faites. Emmanuel B........d me demande de lui rapporter des plantes. A ce sujet, je lui ai demandé si les algues l'intéressaient, dans ce cas il doit vous le confirmer pour que vous me donniez une réponse par télégramme.

Au sujet des télégrammes, je dois dire que vous me gâtez beaucoup, car j'en reçois un régulièrement toutes les semaines ; on ne peut pas en dire autant de mon côté.

Télégramme Gérard Binot

Le camarade que j'avais à Tananarive revient définitivement en novembre 68, aussi ne pourrais-je pas le voir ; cependant je compte toujours faire un voyage au retour, sans doute en Afrique du Sud ; de toutes façons, les 50 mots des télégrammes me permettront de préciser ces projets, car j'espère voyager avec des types d'ici ; pour l'instant, nous ne savons pas quand le bateau reviendra, si je fais la campagne d'été ou non.

Je ne pense pas que j'aurai des difficultés à toucher de l'argent à la Réunion.

C'est avec émotion que je termine cette lettre, en espérant toutefois que cet après-midi je pourrai continuer à vous écrire, si j'apprends que le bateau est retardé.

Christian me dit, ainsi que Jean-Pierre, que vous êtres revenus du midi en bonne santé et bronzés.

Je vous embrasse, mes chers parents, en pensant à la joie que j'aurai de vous retrouver d'ici une année.

Gérard Binot


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