Kerguelen, le 23 Février 1968

Chers tous,

Vous avez visé juste, les lettres me sont parvenues le 23 février. Mais lorsque le Galliéni arrive, cela veut dire débarquement, donc travail supplémentaire, et pas beaucoup de temps pour écrire. La "poste" ferme à 22h.

Pour simplifier je vais passer en revue toutes les questions que vous m'avez posées.

Débarquement : je fais le quai, c'est à dire que je suis débardeur. A la 1^ére rotation, je travaillais de 12h à 22h. Pour la 2^ème c'est de 5h à midi. De temps en temps on est attitré sur un chaland. Au début, on ne comprend pas les indications ou demandes des marins du Galliéni, maintenant on a pris l'habitude. Je me suis retrouvé assez souvent sur les chalands. On est habillé avec des parkas et des bottes. C'est très hermétique, il n'y a que la tête qui dépasse. Quand la mer bouge un peu, on prend de bonnes douches d'eau salée, et c'est elles qui m'ont flanqué des gerçures aux lèvres.

Débarquement avec les chalands (Photo Jean Claude Boitel)

La carte postale en couleur que vous avez représente bien le pylône du GRI, et il se trouve à côté du labo. Ce labo qui est maintenant ma chambre pour la campagne d'été. Ce labo est sûrement le labo le mieux installé et le plus agréable de la base. Nous n'avons pas d'heure de travail. En général on se retrouve à 9h au restaurant, mais c'est très variable. Ainsi, pour les Jours Mondiaux où toutes les Ionos de la terre font la même manip, on commence à 5h pour finir aux environs de 22h, cela sans s'arrêter. On se relaye l'un après l'autre pendant 3 jours, heureusement 1 fois par mois. La manip n'est pas très compliquée, et moi je la fais en relisant "L'Or Noir" ou autre chose de plus sérieux. Mais je dois dire que le matin à 5h il n'y a qu'un bon vieux Tintin qui passe. A part cette manip, les autres sont automatiques ou presque. Le temps libre, on le passe à améliorer la station, c'est à dire souvent à ranger!.

Les sondeurs du GRI

Le pylône de 73 mètres

Puisque que vous avez une carte IGN, vous allez pouvoir suivre la ballade que nous avons faite. Partis de Port-Aux-Français en GMC jusqu'au plateau (fusées), puis le reste à pied en suivant la rivière du Château, puis la côte jusqu'à la cabane Ratmanoff. Ce qui fait une trentaine de kilomètres pour le 1^er jour. On a couché dans la cabane, qui est en fait un container en bois. Un copain du magnétisme, Bernard Lamy, s'est occupé de faire la cuisine et je dois dire qu'il s'y entend. Le lendemain, on a poussé jusqu'à la pointe Sandwich pour voir les rookeries de manchots. C'est là que j'ai commencé à sentir mes pieds. Toute la ballade a été faite en bottes de caoutchouc, seul moyen valable de locomotion à Kerguelen, et il faut une certaine habitude. On a recouché à la cabane, puis le lendemain à midi on est reparti en direction du Bengey, puis de la Base. Arrivé au plateau des fusées, la jeep du GRI est venue nous chercher.

En balade à Ratmanoff

Nous avons eu la visite d'un bateau Russe, je devrais dire d'un rafiot qui fait de la recherche pour la pêche. L'équipage est descendu à terre, et le soir il a mangé avec nous. Ça a commencé par chanter, chansons grivoises bien entendu, 150 bonshommes qui chantent ça fait du bruit. Le répertoire était inépuisable. A la fin, les français ont sorti le répertoire russe du Kalinka, Plaine Oh ma plaine... C'était bien parti, le louzou (comprendre : le vin rouge) coulait à flot. Les Russes ont sorti leurs chansons. La "Souille" était enclenchée. Tout le monde dansait, braillait, buvait, et ces cochons ne boivent que cul sec. 450 litres de gros rouge ont été liquidés en une soirée. A la fin le commandant, qui était resté le plus sobre, a donné l'ordre de rentrer à bord. Il a fallu en raccompagner pas mal. L'ovation qui leur avait été faite les avaient enthousiasmés, et je pense qu'ils s'en souviendront. Le lendemain quelques privilégiés, dont François, sont montés à bord (nous on bossait) pour continuer la foire. Je n'ai rien filmé, c'était pourtant le scoop, mais ce jour là j'avais envie de rigoler avec les autres.

Le bateau Russe

Mon Poste de radio ne marche pas mal (avec une bonne antenne). On écoute France Inter sur 22Mhz environ. En général, c'est le récepteur de trafic de la station qui marche, la réception est meilleure (limiteur de parasite, sélectivité variable, etc...) mais "mon mien" est presque aussi bon. On dépend énormément des conditions de propagation.

Le récepteur de trafic

Distraction : A côté de la base il existe une usine désaffectée, la SIDAP, que l'on va transformer en salle de sport. On dispose d'un tapis de judo, d'une trampoline. C'est une toile tendue avec des sandows et on saute dessus. On a l'impression que c'est très facile, en fait c'est tout le contraire, il faut pas mal d'entraînement pour arriver à faire une figure toute simple.

Deux fois par semaine on a du cinéma, mais moi je m'endors systématiquement au milieu du film. Je préfère me coucher. Je n'écoute pas de disque, mon électrophone m'a lâché après un 1/2 disque. Ca n'a pas d'importance, on en a 3 au GRI.

Les cloisons entre chambres sont tellement fines que j'entends mon voisin péter, si bien que j'évite de faire de la musique le soir. Maintenant que je suis là-haut au GRI, je vais pouvoir faire tout le boucan que je voudrais. (mon voisin c'est le responsable scientifique)

Animaux de compagnie : il y a deux toutous du genre Setter Irlandais qui font du stop aux voitures. Il y en a un qui est assez culotté, et qui vers 1h du matin a ouvert le porte de ma chambre et s'est installé dans le lit vide du copain de la 17^ème qui est parti à la 1^ère rotation. J'avais aussi deux souris. Je les ai laissées jusqu'au jour où elles sont venues becter mes réserves.

Messages : c'est dur de trouver 30 mots. Si mes messages n'étaient pas toujours envoyés, c'est que je cherchais....

Réfectoire : on a mangé, en 1 mois, 50 moutons et 3 cochons.

Marius, l'aumônier de la mission, vient seulement d'arriver. Il loge d'ailleurs dans mon ancienne chambre avec un autre. C'est pourquoi on m'a délogé, je disposais d'une chambre trop vaste. Le toubib de la 18^ème vient aussi d'arriver. Je ne l'ai pas encore rencontré. Paraît-il qu'il est sympa.

Fréquences de Ker : les émissions sont en télétype, en morse et en phonie. La phonie, c'est une fois tous les 15 jours, le Mardi sur environ 19,9Mhz.

Je crois que c'est tout. Il est minuit, la lettre m'a pris au moins 1h1/2, je sens que je vais bien dormir. Demain debout 5 heures pour le débarquement sur le quai.

Gros smaks
G