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Lettre de GB du 21 février 1968

Kerguelen, mercredi 21 février 1968

A cause du poids, j'envoie les lettres dans 3 enveloppes différentes

Mon cher Papa,
Ma chère Maman,

Le " Galliéni " va bientôt venir de nouveau ravitailler dans la baie du Morbihan, son hélicoptère ne le quitte pas, posé sur une plate-forme à claire-voie du pont arrière, et c'est lui qui annonce l'arrivée du bateau en venant se poser devant la poste, son sac postal plein des nouvelles fraîches de chez vous. Nous attendons pour demain ou après-demain le gros oiseau bourdonnant. D'ailleurs, j'aurai l'occasion de faire plus ample connaissance avec lui, puisque nos manipulations scientifiques prévoient des mesures s'étalant sur une vingtaine d'heures en vol, et jusqu'à quatre mille mètres d'altitude.

Photo Robert Rivière

Mais parlons de la vie à Kerguelen. Ma première lettre avait été suffisamment courte, et je m'en excuse, pour penser que je ne me répète pas. Un événement est l'arrivée d'un télégramme, et lors de leur distribution, c'est toujours une grande joie de savoir qu'il y en a un pour soi, malgré la brièveté qui vous est imposée dans sa rédaction. Et à propos, je suis très content d'apprendre que le film de diapositives est réussi, je n'ai pas comme Papa un appareil automatique, et pour les réglages, je suis obligé de me fier à mon flair de photographe amateur, n'est ce pas ! J'avais en particulier craint d'avoir surexposé mes photos, car la luminosité des îles australes est tout à fait inattendue. Du reste, le climat nous a causé une grande surprise

Où est ce temps pourri dont on nous parlait. Il est vrai que le premier jour du débarquement, il y avait un vent à déraciner les arbres ! (malheureusement, à Kerguelen, la seule végétation existante est un genre de trèfle), et aujourd'hui il pleut. Cependant le soleil n'a pas cessé de briller. Mais les anciens nous mettent en garde pour l'avenir, car d'après eux cela ne saurait durer.

Autre événement, j'avais Paris en phonie et Polian à l'écoute, les "Huiles" étant à coté de nous au cours de la transmission, ce qui est fort déplaisant, les familiarités se sont réduites à peu de choses, mais c'est à une longue liste de questions que j'ai du répondre, le plus souvent à cause des difficultés qu'il y a à s'expliquer sur des résultats scientifiques par télégramme.

Mais parlons un peu d'une journée à Port-aux-Français.

Le matin, hier, à une heure que j'aimerais ne pas trop préciser, disons neuf heures et demi, je vais petit-déjeuner à la cantine, et pour cela il me faut traverser deux cents mètres dans un terrain marécageux, appelé "souille" et dans lequel les éléphants de mer se vautrent, le milieu étant, parait-il, favorable à la mue. Le jour, passe encore, mais lorsque le soir, après une séance de cinéma, il me faut de nouveau repasser dans la souille sans éclairage pour regagner ma chambre, je crains à chaque instant de buter sur un de ces mammifères et de me faire enlever un morceau de chair fraîche, car ils ont de belles dents.

Photo Robert Rivière

Mais poursuivons. Je passe alors au laboratoire, qui est un petit bâtiment contigu à celui de ma piaule. Je mets alors en marche les mesures de la journée, je dépouille les résultats des jours précédents et j'envoie des télégrammes à l'attention de " Bénédicte, Polian, Lambert ".

Puis vient l'heure du déjeuner. Deux cents personnes prennent là leur repas. C'est du reste assez curieux, les premiers jours, on était obligés de crier pour se faire entendre, maintenant l'atmosphère est beaucoup plus calme, et on prête davantage attention à ce que l'on mange, l'abondance est très grande, et nous avons presque à chaque repas du mouton, qui est du reste excellent, et parfois du lapin, qui vous courent littéralement dans les jambes à Kerguelen, du canard ou des œufs de canne, ou encore du poisson lorsqu'un chasseur de baleine russe vient nous rendre visite. Nous arrosons cela de Louzou, en fait un gros rouge qui vient de Provence et qui titre quatorze degrés. Puis l'après-midi, je retourne au labo.

Le soir, je travaille en général pour moi. Je puis dire que, peut-être grâce à l'élan du début, j'ai bien respecté mon programme personnel.

Alain est un auteur qui m'est assez familier, maintenant, puisque j'ai déjà lu plusieurs centaines de pages de lui, un premier livre qui s'intitule " Propos ", est assez facile, c'est en fait un recueil de chroniques comme celles que l'on voit en première page du Figaro ou dans Le Monde, d'un humaniste; son second livre, auquel je m'attaque simultanément, est beaucoup plus dur d'accès, mais a au moins l'avantage d'aborder tous les problèmes franchement et sans système bien défini, ayant soin de toujours confronter ses idées à la nature (ou à l'expérience) et que, chez l'homme, la raison est sublime (ce qui plairait certes beaucoup à notre cher Papa cartésien). Je bûche aussi mon anglais, et soutenu par l'idée que la langue pourrait m'être nécessaire pour poser un candidature éventuelle à l'ESRO.

J'avance aussi dans l'économie politique.

Je rédige aussi mon journal, le ton étant d'ailleurs assez impersonnel. Je n'y dis pas explicitement que si à Kerguelen, je n'y passerai pas ma vie, du moins actuellement je m'y plais et que je ne regrette pas le moins du monde d'y être ; que dans une communauté aussi restreinte, les relations amicales que l'on a avec les autres membres sont très importantes, et que même si on part avec l'idée de ne pas y faire trop attention l'opinion qu'on a de son voisin vous touche d'assez près. C'est ainsi qu'il est assez dangereux de vouloir s'isoler, par exemple pour travailler pour soi, et je l'ai appris un peu au début à mes dépens ; je ne peux pas dire ce que sera l'avenir, mais actuellement je m'entends bien avec tout le monde, et un peu plus que bien avec d'autres, si bien que je trouve l'atmosphère très sympathique. Une soirée, cela peut aussi être une "souille" chez un autre, où l'alcool coule à flot, et où l'on peut parfois raconter sa vie (je dois dire que certains sont à ce sujet des vedettes à Kerguelen, ayant déjà fait plusieurs fois le tour du monde ou participé à plusieurs expéditions) ; c'est encore le cinéma , séances auxquelles d'ailleurs actuellement je vais fort peu, mais qui l'hiver (de chez nous) fait salle comble ; ce sont aussi des conférences : la terre peut être assimilée à un aimant. Le long des lignes de force, des particules se déplacent selon une trajectoire en spirale, ces particules n'atteignent pas la terre , mais se réfléchissent sur les hautes couches de l'ionosphère, jouant le rôle d'un miroir. Aussi, pour les détecter, faut-il réaliser le fameux tir de fusée prévu cette année à Kerguelen.

L'expérience est dirigée par le CNES, qui lui-même sous-traite avec plusieurs firmes, comme Matra pour l'aérodynamisme de la pointe, Sud-Aviation pour le lanceur, fusée Dragon à poudre, le CNET pour les télémesures, SODATEL (filiale de Thomson) pour l'infrastructure.

Le hall fusées - Photo Gérard Binot

Que je vous raconte aussi ma première leçon de conduite sur GMC. C'était la première fois que je conduisais un poids lourd, et la principale difficulté est de faire un double débrayage correct de façon à pouvoir passer les vitesses à un régime convenable. Au début, je faisais tellement crier les vitesses que le responsable du véhicule voulait abandonner l'essai ; mais enfin maintenant j'y arrive très bien, et lorsque je dois me déplacer sur l'ère de la base, je prends mon "5T". Huit roues motrices à crabotage treuil à l'avant ". Le week-end, le Disker organise parfois des ballades, et c'est l'une d'entre elles que je vais vous conter, sur le style épique.

" L'expédition à Ratmanoff "

Samedi, le 3 février, nous sommes environ vingt-cinq à treize heure à attendre, entassés sur deux GMC. Sur les bancs en bois nous avons posé des matelas. La bouteille de Louzou passe de main en main, je fais de grands sourires à la seule fille qui se trouve aux Kerguelen, et qui est dans le GMC à cote du mien. Enfin, la jeep du lieutenant arrive, il fait un bref appel, et le convoi s'ébranle. Le soleil brille haut dans le ciel et la poussière soulevée par le GMC qui nous précède pique les yeux. Le camion saute tellement sur les godons que bientôt nous sommes tous debout, les jambes servant à amortir les chocs. Derrière nous et à notre gauche, une crête rocheuse et la montagne accrochent au passage les nuages que le vent d'ouest chasse. Devant nous, un désert de cailloux, un sol aride, et plus loin la baie norvégienne apparaît. La rivière du Château , qui se jette dans la baie, nous barre le passage. Nous sommes à marée basse, et le premier camion qui s'engage plonge cependant jusqu'en haut des roues dans la mer pour pouvoir franchir l'obstacle. Mais enfin nos caméras fixent le moment où le camion touche l'autre berge. A nous. Notre chauffeur, un rouquin, a le tort de vouloir prendre à droite du premier véhicule, et c'est le choc : le vent frisant la surface de l'eau, il est difficile de voir le fond du lit de la rivière, l'avant a buté contre un rocher ; une marche arrière ne fait que creuser un trou sous le poids lourd ; heureusement les GMC ont un treuil à l'avant, et celui qui nous précédait retraverse la rivière, et ayant accroché son câble à notre arrière, il nous sort de notre position inconfortable sans difficultés.

Ballade à Ratmanoff - Photo Gérard Binot Ballade à Ratmanoff - Photo Gérard Binot

Pendant ce temps, la jeep, qui a du faire un long détour pour passer à gué nous rejoint, et le convoi s'ébranle de nouveau, laissant derrière lui la rivière du Château et sa petite histoire, comme cette jeep qui récemment s'y est ensouillée et que la marée haute a complètement recouverte, quatre câbles fixés au rivage empêchant la mer d'entraîner sa proie avec elle.

Bientôt les camions, en roulant sur la plage, prennent de la vitesse, mais bientôt c'est à nouveau les ornières, à coté de nous c'est l’Océan Austral, et bientôt nous apercevons quelques éléphants de mer que notre passage effraie et qui se jettent dans la mer. Au fur et à mesure que nous progressons, les troupeaux deviennent de plus en plus nombreux, et avant d'arriver nous verrons de milliers et des milliers d'éléphants de mer, et parfois nous devons nous frayer un chemin parmi eux. Je vois alors pour la première fois ces pachas dont j'avais entendu parler ; ceux que j'ai pu voir font peut-être trois tonnes, les plus gros atteignent quatre tonnes ; la colère gonfle l'espèce de trompe qu'ils ont, et malgré la présence de leur harem, c'est eux qui en général s'éloignent les premiers ; ce n'est que sagesse. Ils sont si nombreux le long du rivage qu'ils se bousculent pour pouvoir gagner la mer et cela par de mouvement de reptation très peu gracieux, au contraire des otaries, beaucoup plus petites mais beaucoup plus habiles, et qui sont assez rares à Kerguelen, car elles ont été complètement anéanties sur l'île par les chasseurs de phoques.

Ratmanoff - Photo Robert Rivière Ratmanoff - Photo Robert Rivière

Le terrain est si mauvais que certains descendent des camions et continuent la route à pied. Nous avons rencontré aussi des manchots et des albatros, généralement au nid car ils couvent les œufs ; les camions peuvent raser le nid, l'albatros ne bougera pas ; la tête a un duvet blanc magnifique.

Et puis en fin d'après-midi nous parvenons à la cabane de Ratmanoff. Nous y faisons une halte brève, pour descendre la nourriture et les sacs, pour certains pour monter la tente, et puis nous remontons dans les GMC pour gagner la célèbre manchotterie de Ratmanoff, grande plage s'étendant sur plusieurs kilomètres, et où vivent des dizaines de milliers de manchots royaux. Ils font environ un mètre de haut, ils ont une robe gris bleuté et le poitrail blanc, un anneau jaune autour du cou. Nous les voyons pendant la période où ils couvent leurs œufs, et cela pendant environ trois mois ; les œufs sont indifféremment couvés par le mâle et par la femelle ; ils sont tellement serrés les uns sur les autres qu'ils passent leur temps à se donner des coups de bec et ils ont souvent le poitrail en sang ; ils sont si bêtes que l'on arrive à leur faire couver des pierres; un autre trait de leur caractère est leur curiosité, qui fait toujours suite à leur première frayeur.

Ratmanoff - Photo Robert Rivière

Mais le soir tombe. Les GMC filent sur la plage et tentent d'éviter les manchots par des coups de volant brutaux. Lorsque nous arrivons à la cabane, nous ouvrons des boites de conserve qui sont stockées là, et nous tirons des quarts du tonneau de Louzou.

La nuit tombée, c'est la veillée. Les réunionnais jouent de la guitare et de l'accordéon, nous chantons, tous entassés dans l'étroite cabane, et le vin chaud coule à flots. Dehors, il fait un temps splendide, pas un nuage, la voûte céleste brille de ses multitudes d'étoiles, Orion est très visible; j'aperçois une étoile filante. Un court instant, une très faible lueur est visible à l'horizon dans la nuit, légèrement verte, nous avons assisté à une aurore australe. Et puis les voix sont fatiguées, les corps lourds d'alcool, nous nous étendons sur les matelas que nous avons disposés dans la benne du GMC, que nous avons auparavant bâché. Le lendemain, je me réveille, la bouche pâteuse. Je me promène un peu dans la nature ; derrière nous, il y a des nids de grands albatros. J'ai l'occasion d'assister à une parade nuptiale, le mâle déployant en forme d'arche ses gigantesques ailes et tournant autour de la femelle ; ou encore, le corps allongé, ils se donnent de gentils coups de bec.

Non loin d'ici, des coups de feu éclatent. Le lieutenant est en train de chasser la sarcelle; il est possible de faire des tableaux de chasse splendides; c'est ainsi que parfois, la mission affiche à son menu " sarcelle " après une battue.

Et puis c'est midi ; nous plumons les sarcelles ; Puis les réunionnais font cuire le gibier, et je crois bien que je garderai longtemps le souvenir du goût délicieux de ces sarcelles.

Mais la journée avance, il faut penser au retour. De nouveau, nous croisons les éléphants de mer par milliers; "Scotch", un setter irlandais que nous avons emmené avec nous, court follement dans la nature ; jouant avec une otarie, il se fait mordre et abandonne la partie.

Nous arrivons sur un piton rocheux, et là une colonie de cormorans se tient, sur les roches teintées de blanc par leurs excréments ; comme presque toute la faune des îles Kerguelen, ils sont peu farouches, et se laissent approcher facilement. Mais Scotch sème la panique parmi les oiseaux de mer, et par centaines, ils font une chute vers la mer, et de là, grâce à leurs palmes, ils décollent après avoir frappé la surface de l'eau à intervalles réguliers, les caméras mitraillent le spectacle.

Photo Binot

Et puis nous franchissons à nouveau la rivière du château. Au loin apparaissent les antennes de Ports-aux-Français et ses fillods. Nous rentrons fourbus, mais contents. J'aurai du reste l'occasion de vous envoyer un nouveau rouleau de diapositives, où l'on voit encore des animaux, mais aussi des rues de la base, Ports-aux-Français.

Un télégramme m'apprend que vous partez en Italie, puis à Cannes ; je crois ma chère Maman que ces projets te feront grand plaisir ; je pense avec nostalgie à ces paysages magnifiques que vous allez parcourir, alors qu'ici la nature est hostile, à tel point qu'on les appelle aussi " Iles de la désolation ".

J'espère qu'à la maison tout va pour le mieux, et que, mon cher Papa, la santé est bonne.

Avant d'achever cette lettre, j'attends de recevoir de vos nouvelles.

5 heures du matin. " Galliéni, Galliéni ". Le cri se répercute à travers toute la base, les klaxons font entendre leur concert. Le courrier arrive peu après; quelle joie de pouvoir enfin lire une lettre.

Photo Jean Claude Boitel

Je m'étonne que vous ne fassiez pas mention d'une lettre que j'avais envoyée aussitôt mon arrivée aux Kerguelen. Pour ma part, j'ai bien reçu les 2 lettres de Maman et celle de Papa. Les colis nous seront distribués plus tard.

Je vous embrasse affectueusement




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