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Le maçon s'en mèle

Avant de partir pour cette mission, j'ai cru, certainement pour me rassurer, qu'il y avait une sélection sur certains critères des futurs hivernants. Professionnellement certainement, psychologiquement je ne sais pas, si oui "vite fait" ou alors sans que l'on s'en aperçoive. Mais au fil des jours, durant l'hivernage, j'ai eu des doutes. On a mis quelques temps à se connaître. Tout le monde était sympa et jovial, la mayonnaise avait pris assez rapidement. Cependant, parmi nous, il y avait un gars assez taciturne, ne supportant pas la musique de ses voisins de chambre, un peu rude dans les échanges. Il travaillait à la perfection. On pouvait ressentir qu'il avait un vécu dans un univers rigoureux et très strict.

Bien que nous ne soyons que 76 sur cette île grande comme la Corse, nous nous ne connaissions pas tous. Et lui, j'ai dû ne lui parler que quelques fois, un jour que l'on creusait une tranchée, à la pioche, pour passer des câbles d'antenne. C'est possible qu'il ne m'ait pas apprécié ce jour-là, mon rythme de travail était, disons, inférieur au sien.

Le temps passe, on voit bien que quelque chose ne va pas. Il y a une forme de révolte en lui. Peut-être a-t-il un souci avec son supérieur ? Mais rien ne filtre.

Un jour comme un autre, nous allions au restaurant pour midi. Les gus arrivaient par petits groupes de 3 ou 4 et s'installaient à une table généralement vide, en attente de collègues qui arriveraient un peu plus tard. Notre gars était en bout du restaurant. Il semblait en pleine crise. Il était rouge comme une tomate, nous regardait d'un sale oeil, et était très autoritaire. Sans rien prononcer, de la main, il nous indiquait où l'on devait s'installer. Ainsi il remplissait les tables qui étaient prévues pour douze convives. Son objectif était de simplifier la vie de l'équipe de cuisine qui n'avait que des plats prévus pour six. Ce jour-là, il a rempli tout le restaurant et personne n'a osé bronché.

Le temps passe, nous n'avons pas de raison de nous croiser. On savait que le toubib s'occupait de lui, et qu'il ne pouvait pas augmenter les doses de calmants.

Toutes les semaines, nous nous retrouvions au foyer où les deux menuisiers, Froment et Djouadou, avaient construit un super bar. Bulle, Pétinot et Zimmerman en étaient les barman. Je m'y installe avec les autres et me trouve à coté du gars en question, que je salue simplement. Mais voilà qu'il attrape un couteau de cantine, heureusement à bout rond, et me le colle sur le ventre. Le choc est rude, je ne comprends rien. Tout de suite Jacques Bulle, qui tient le bar, intervient, lui parle, le calme. Bulle a de l'ascendant sur lui, et le gars a confiance en lui. Il lui reprend le couteau. Je m'éclipse encore sous le choc. Il nous reste encore quelques mois à faire en sa compagnie.

A partir de ce jour, le soir, de nuit à la lampe torche, quand je rentre me coucher et que je traverse la souille qui sépare le centre de Port-aux-Français des fillods de l'AGI, où il vaut mieux éviter les éléphants de mer qui se sont installés dans les souilles, je regarde aussi de temps en temps derrière moi. Une question me tarabuste : qu'ai-je fait à cet homme ?

Notre chef de district, le toubib et le lieutenant ont entre eux décidé de l'évacuer, si une occasion se présente. Et quelques temps après ce fut le cas. Un bateau de pêche, en retour à l'île de la Réunion, a fait escale à Port-aux-Français et a embarqué le bonhomme accompagné par Marius Kerhom.

Il parait qu'une fois sur le bateau de pêche, le calme est revenu en lui.

De retour en métropole, plusieurs années après, j'en parlais à notre chef radio Jean Charier, qui me dit qu'à lui aussi il avait fait le même coup, alors qu'il était dans l'arrière-cuisine du restaurant. Mais cette fois-ci avec un couteau pointu à découper la viande! Il me dit "j'avais été l'apporteur de mauvaises nouvelles : c'est moi qu'il lui ai apporté le télégramme lui annonçant que sa copine avait décidé de le quitter".

Au travers nos messages, les Radios nous connaissaient plus intimement. Mais rien ne filtrait. Ils étaient de la plus grande discrétion.

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